25.
Au lendemain de l’intronisation de Godwyn, Edmond le Lainier se rendit de bon matin chez les parents de Merthin.
Traité comme un membre de la famille par le père de sa belle, le jeune homme avait tendance à oublier que c’était un personnage important. Gênés de leur indigence, sieur Gérald et dame Maud le reçurent avec les égards dus à un roi. Leur masure ne comportait qu’une seule pièce qui donnait à l’arrière sur un jardinet. Elle était pourvue d’une cheminée et meublée d’une table. Tout le monde y dormait sur des paillasses jetées à même le plancher.
Heureusement, la famille était debout depuis le lever du soleil, lavée et habillée. La salle était dans un ordre impeccable.
Cela n’empêcha pas la mère de Merthin d’épousseter un tabouret en entendant le pas lourd et saccadé d’Edmond. Elle se tapota les cheveux, referma la porte de derrière pour la rouvrir aussitôt afin d’aller chercher une bûche à mettre dans l’âtre. S’empressant de passer une veste, l’ancien chevalier s’inclina plusieurs fois avant de proposer une chope de bière anglaise à son hôte.
Edmond refusa, supposant qu’il s’agissait là d’une phrase de politesse et qu’il n’en avait pas. « En revanche, dame Maud, je prendrais volontiers un petit bol de votre potage, si je puis me permettre. » Dans toutes les familles, il y avait dans l’âtre un chaudron d’avoine qui cuisait lentement pendant des jours et des jours. On y jetait au fur et à mesure des os, des pépins de pomme, des cosses de pois et autres épluchures. Assaisonné d’herbes et salé, cela donnait une soupe qui n’avait jamais deux fois le même goût. C’était le plat le moins cher.
Ravie, Maud puisa un peu de sa bouillie dans une écuelle et la déposa sur la table avec une cuillère et un plat rempli de pain.
Merthin baignait dans une sorte d’ivresse. Son euphorie de la veille ne l’avait toujours pas quitté. Il s’était couché en pensant au corps de Caris et s’était réveillé, le sourire aux lèvres, y repensant toujours. L’arrivée inopinée d’Edmond lui rappela brusquement sa dispute avec Elfric à propos de Griselda. Une peur instinctive lui souffla qu’Edmond allait le frapper au visage avec une latte de bois en hurlant qu’il avait défloré sa fille.
Cette crainte disparut sitôt qu’Edmond eut pris place à la table. Attrapant la cuillère, le père de Caris déclara avant même de commencer à manger : « Maintenant que nous avons enfin un prieur, je veux que la construction du pont démarre au plus tôt.
— Très bien », répondit Merthin.
Edmond avala une cuillerée de soupe et fit claquer ses lèvres.
« C’est la meilleure soupe que j’aie goûtée de ma vie, dame Maud. » Celle-ci se rengorgea.
Merthin fut reconnaissant à Edmond de vouloir charmer ses parents. La visite d’un prévôt de la ville qui mangeait à leur table en leur donnant du « sieur Gérald » et « dame Maud » était pour eux un baume au cœur dans l’humiliante situation qu’ils connaissaient.
Et voilà que son père s’exclamait : « Quand je pense que j’ai failli ne pas l’épouser ! Le saviez-vous, Edmond ?
— Dieu du ciel, mais pas du tout ! répondit Edmond, bien qu’il ait certainement entendu l’histoire auparavant. Que s’est-il donc passé ?
— Je l’ai vue à l’église, un dimanche de Pâques, et je suis tombé amoureux d’elle dans l’instant. Il devait bien y avoir mille personnes ce jour-là dans la cathédrale de Kingsbridge, mais de toutes les femmes, c’était la plus belle.
— Allons, Gérald, n’exagère pas ! intervint dame Maud.
— Et voilà qu’elle a disparu dans la foule. Impossible de la retrouver et je ne connaissais pas son nom ! J’ai interrogé les gens, leur demandant qui était la jolie jeune fille aux cheveux blonds. Et ils me répondaient que toutes les filles étaient jolies et blondes. »
Dame Maud poursuivit le récit : « J’étais partie très vite. Nous étions descendus à l’auberge du Buisson et ma mère était souffrante. Je m’étais dépêchée de rentrer pour m’occuper d’elle.
— J’ai fouillé la ville de fond en comble, reprit Gérald. En vain. Après l’office, tout le monde était rentré chez soi. Pour ma part, je vivais à Shiring, comme damoiselle Maud Casterham, mais cela, je ne le savais pas. J’étais persuadé que je ne la reverrais jamais. Je m’imaginais presque que c’était un ange descendu du ciel pour s’assurer que personne n’oubliait d’aller à la messe.
— Gérald, je t’en prie !
— Mon cœur était prisonnier de son souvenir. Les autres femmes ne m’intéressaient plus. Je me voyais déjà passant le reste de mes jours à espérer le retour de l’ange de Kingsbridge.
J’ai vécu deux ans de tourment. Et un beau jour, je l’ai revue à un tournoi. C’était à Winchester. »
Maud prit la parole. « Un total inconnu m’a abordée avec ces mots : « Enfin, je vous revois ! Épousez-moi avant de disparaître encore ! » J’ai cru que j’avais affaire à un fou.
— C’est stupéfiant ! » s’exclama Edmond.
Merthin intervint, considérant que la bonne volonté d’Edmond avait des limites. « J’ai déjà tracé quelques ébauches sur la planche à tracer, dans la loge des maçons, à la cathédrale. »
Edmond hocha la tête. « Un pont en pierre assez large pour que deux chariots s’y croisent ?
— Oui, comme vous me l’aviez indiqué, et avec des rampes aux deux bouts. J’ai trouvé un système qui devrait réduire le coût d’un tiers environ.
— C’est formidable ! Explique-moi ça !
— Je vous en montrerai le plan dès que vous aurez fini de manger. »
Edmond avala à toute vitesse le reste de sa soupe et se leva. « Je suis prêt. Allons-y. » Puis il se tourna vers Gérald et lui dit en courbant légèrement la tête : « Je vous remercie de votre hospitalité.
— Tout le plaisir était pour nous, messire le prévôt. »
Merthin et Edmond sortirent dans la rue. Une légère bruine tombait. Au lieu de prendre le chemin de la cathédrale, Merthin entraîna son compagnon vers le fleuve. Les passants reconnaissaient Edmond de loin à cause de sa jambe folle et, en cours de route, la moitié d’entre eux le salua d’un mot aimable ou en inclinant respectueusement la tête.
Merthin sentait la nervosité le gagner. Cela faisait des mois qu’il pensait au nouveau pont, sa construction était un défi à relever. Tandis qu’il travaillait à la réfection du toit de l’église Saint-Marc, contrôlant les ouvriers chargés de démolir l’ancienne toiture et ceux qui posaient la charpente neuve, il n’avait cessé de s’interroger sur la technique à employer pour le bâtir. Et maintenant, pour la première fois, voilà que ses idées allaient subir l’examen minutieux d’une tierce personne.
D’une personne qui était loin, pour l’heure, d’imaginer qu’un concept aussi novateur allait lui être présenté.
La rue bourbeuse descendait en serpentant parmi des maisons et des ateliers. Après deux siècles de paix civile, les remparts de la ville étaient en piteux état. Par endroits, il n’en restait plus que des monticules de terre transformés en murets de jardin. Les fabriques et les ateliers établis le long de la rivière étaient ceux qui employaient de l’eau en grande quantité, tels que les teintureries et les tanneries.
Merthin et Edmond débouchèrent sur la rive boueuse entre un abattoir qui dégageait une forte odeur de sang et une forge d’où s’échappaient d’assourdissants martèlements. Droit devant eux se dressait l’île aux lépreux.
« Pourquoi m’emmènes-tu ici, s’étonna Edmond, alors que le pont est à un quart de mille en amont ?
— Qu’il était, vous voulez dire. Car le nouveau, dit Merthin après avoir pris une profonde inspiration, devra s’élever ici, à ce que je crois.
— Pour rejoindre l’île ?
— Et un second, partant de l’île, rejoindra l’autre bord.
Deux petits ponts au lieu d’un grand. C’est beaucoup moins cher.
— Mais les gens devront aller d’un pont à l’autre !
— Et alors ?
— Mais c’est une colonie de lépreux !
— Il n’en reste plus qu’un. On peut l’installer ailleurs. De toute façon, l’épidémie est en voie d’extinction. »
Edmond avait l’air pensif. « Autrement dit, quiconque viendra à Kingsbridge passera par cet endroit où nous sommes en ce moment.
— Il faudra percer une nouvelle rue et abattre certains de ces bâtiments. Mais il s’agit là de frais minimes, comparés à l’économie réalisée avec ces deux ponts.
— De l’autre côté...
— C’est une pâture qui appartient au prieuré. L’idée m’est venue pendant que je travaillais à l’église Saint-Marc. Du haut du toit, j’avais toute la ville à mes pieds.
— C’est très intelligent, dit Edmond, impressionné. Je me demande pourquoi le pont n’a pas été construit ici dès le départ.
— Le tout premier pont a été bâti il y a des centaines d’années. La rivière devait avoir une forme un peu différente. Je ne serais pas étonné que les berges se déplacent au fil des siècles. Le chenal entre l’île et le pâturage était peut-être plus large à l’époque, ce qui retirait tout avantage à construire le pont ici. »
Edmond scruta la rive opposée. Merthin suivit son regard. De la colonie de lépreux, il ne restait plus qu’un amas de bâtiments de bois vétustes éparpillés sur trois ou quatre acres. L’île était trop rocheuse pour qu’il y pousse autre chose que des arbres, de l’herbe et des broussailles. Elle était peuplée de lapins, que les habitants de Kingsbridge refusaient de manger par superstition, croyant que les lépreux décédés s’étaient réincarnés en eux. Au temps où les malades relégués là-bas étaient nombreux, ils élevaient des poules et des cochons. Mais depuis qu’il n’en restait qu’un seul, on lui apportait sa nourriture du prieuré, c’était plus simple. « Tu as raison, approuva Edmond. Cela fait bien dix ans qu’il ne s’est pas déclaré un seul cas de lèpre en ville.
— Personnellement, je n’ai jamais vu de lépreux, dit Merthin. Quand j’étais petit, je confondais lépreux et léopard et je m’imaginais cette île peuplée de lions tachetés. »
Edmond éclata de rire. Tournant le dos au fleuve, il regarda les bâtiments alentour. « Déménager les gens qui vivent ici ne se fera pas sans de longues tractations. Il faudra les convaincre qu’ils ont de la chance, comparé à leurs voisins, d’être transférés dans des maisons neuves et plus solides. Et il faudra asperger l’île d’eau bénite pour rassurer la population. Mais ce n’est pas infaisable.
— J’ai dessiné les deux ponts avec des voûtes en ogive, comme dans la cathédrale. Ils seront beaux.
— Montre-moi tes croquis. »
Ils quittèrent la rivière et remontèrent jusqu’au prieuré. Une couche de nuages bas semblables à la fumée qui se dégage des bûches mouillées quand elles brûlent stagnait au-dessus de la cathédrale ruisselante de pluie. Merthin, qui n’était pas venu travailler dans la loge des maçons depuis plus d’une semaine, était tout excité à l’idée de montrer ses croquis à Edmond. Il avait beaucoup réfléchi à la façon dont le courant avait progressivement sapé l’ancien pont et à la manière d’éviter au nouvel ouvrage un destin identique.
Il fit entrer Edmond par le porche nord et le précéda dans l’escalier en colimaçon, dérapant sur les marches usées avec ses souliers crottés de boue. Derrière lui, Edmond soulevait énergiquement sa mauvaise jambe.
Des lampes brûlaient dans la loge des maçons. Merthin commença par s’en réjouir car ses croquis seraient plus lisibles à la lumière. Puis il aperçut Elfric, occupé à travailler près de la planche à tracer.
Il en ressentit un vif dépit. L’hostilité n’avait pas diminué entre son ancien maître et lui, bien au contraire. Si Elfric n’était pas allé jusqu’à empêcher les habitants de Kingsbridge d’utiliser ses services, il persistait à faire barrage à son entrée dans la guilde des charpentiers, ce qui plaçait Merthin dans une situation anormale, illégale mais courante. Cette attitude injustifiée ne faisait pas honneur au bâtisseur.
Sa présence allait l’obliger à s’entretenir différemment avec Edmond. Il se morigéna d’être aussi sensible. C’était à Elfric de se sentir gêné, pas à lui !
Il tint la porte pour Edmond et le conduisit à l’autre bout de la pièce, là où il avait laissé la planche à dessin. En voyant Elfric tracer des cercles à l’aide d’un compas, il en resta éberlué. Une couche de plâtre frais recouvrait ses plans.
« Qu’avez-vous fait ? » s’écria Merthin, n’en croyant pas ses yeux.
Elfric le toisa d’un air hautain et s’en revint à ses épures sans mot dire.
« Il a effacé tout mon travail ! se lamenta Merthin.
— Quelle est votre explication pour ce geste, Elfric ? » s’enquit Edmond sur un ton autoritaire.
Elfric ne pouvait se permettre d’ignorer une question posée par son beau-père. « Il n’y a rien à expliquer. Une planche à dessin doit être remise à neuf de temps à autre.
— Mais vous avez recouvert des dessins très importants !
— Vraiment ? Que je sache, ce garçon n’a pas été commissionné par le prieur pour effectuer des plans. Et il n’a pas requis l’autorisation d’utiliser cette planche. »
Pour un homme aussi prompt à s’irriter que l’était le prévôt, la froide insolence d’Elfric n’était pas tolérable. « Ne faites pas l’imbécile ! C’est moi qui ai demandé à Merthin de faire des plans pour le nouveau pont.
— Vous m’excuserez, mais le prieur est seul habilité à donner de tels ordres.
— Parbleu, mais c’est la guilde qui fournit les fonds !
— Qui les prête. Ils seront remboursés.
— Cela nous donne quand même un droit de regard sur la construction.
— Croyez-vous ? Il faudra en discuter avec le prieur. Pour ma part, je ne pense pas qu’avoir choisi un apprenti sans expérience pour concevoir ce projet sera de nature à l’impressionner. »
Merthin demeurait silencieux. Il regardait les plans qu’Elfric avaient tracés sur la nouvelle couche de plâtre. « Je suppose, lâcha-t-il au bout d’un moment, qu’il s’agit là de votre projet de pont.
— Le prieur Godwyn m’a commissionné pour le construire, déclara Elfric.
— Sans nous consulter ? » réagit Edmond, interloqué.
À quoi Elfric répliqua avec rancœur : « Qu’est-ce qui ne vous plaît pas ? Vous ne voulez pas que le travail aille au mari de votre propre fille ?
— Des voûtes romanes, marmonna Merthin qui continuait d’étudier les croquis. Et des ouvertures étroites. Combien de piles aurez-vous ? »
Elfric n’était guère disposé à répondre. Cependant, la mine résolue d’Edmond l’y incita. « Sept, dit-il.
— Le pont en bois n’en avait que cinq ! fit remarquer Merthin. Et pourquoi sont-elles aussi épaisses et les ouvertures à ce point rétrécies ?
— Pour supporter le poids d’une chaussée pavée.
— Il n’est pas nécessaire d’élever de grosses piles pour ça.
Regardez la cathédrale. Les colonnes suffisent à soutenir tout le poids du toit, et pourtant, elles sont toutes minces et très espacées. »
Elfric ricana. « Personne n’ira conduire un chariot sur le toit d’une église.
— C’est juste, mais...» Merthin s’interrompit. À quoi bon expliquer à Elfric qu’un char à bœufs rempli de pierres pesait infiniment moins lourd que toute cette pluie sur un toit aussi vaste ? Ce n’était pas son rôle d’enseigner les règles de son art à un bâtisseur qui ne connaissait rien à son métier. Le projet d’Elfric était mauvais, mais Merthin n’avait pas l’intention de l’améliorer. Ce qu’il voulait, c’était que le sien le remplace. Voilà pourquoi il se tut.
Edmond comprit également qu’il gaspillait son souffle inutilement. « De toute façon, dans cette affaire, ce n’est ni à l’un ni à l’autre qu’il revient de prendre une décision ! » Sur ces mots, il partit vers l’escalier de son pas claudiquant.
*
La fille de John le Sergent fut baptisée dans la cathédrale par le prieur Godwyn, honneur accordé au père parce qu’il était l’un des employés du prieuré exerçant les plus hautes fonctions. Le sergent de ville n’était ni fortuné ni bien né – son père étant garçon d’écurie. Néanmoins tous les notables de la ville estimèrent de leur devoir d’assister au baptême. Pour lui exprimer leur amicale sympathie, déclara Pétronille. Pour Caris, ces personnes respectables agissaient avec intérêt, poussées par le souci que John protège leurs biens.
Il pleuvait encore ce jour-là et l’assemblée réunie autour des fonts baptismaux était plus trempée que le bébé aspergé d’eau bénite. Face à ce petit enfant sans défense, d’étranges sentiments agitaient le cœur de Caris. Elle qui s’interdisait toute pensée de procréation depuis qu’elle avait fait l’amour avec Merthin, voilà qu’elle sentait grandir en elle un sentiment protecteur.
Le bébé reçut le prénom de Jessica en l’honneur de la nièce d’Abraham.
Godwyn, qui n’avait jamais été à l’aise avec les bébés, voulut prendre congé sitôt le sacrement achevé. Pétronille le retint par la longue manche de sa robe de moine bénédictin. « Où en est-on pour le pont ? » lui souffla-t-elle.
Elle s’était exprimée à voix basse, mais Caris l’avait entendue et tendit l’oreille.
« J’ai demandé à Elfric de préparer des plans et des devis.
— Bien. Autant garder les affaires dans la famille.
— Si je l’ai choisi, c’est parce qu’il est le constructeur attitré du prieuré.
— D’aucuns pourraient vouloir s’immiscer dans le projet.
— C’est à moi de décider qui construira le pont. »
Agacée par ces propos, Caris se permit d’intervenir. « Comment osez-vous ? lança-t-elle à Pétronille.
— Je ne te parlais pas. »
Caris ne se laissa pas débouter. « En vertu de quoi le projet de Merthin doit-il être rejeté d’emblée ?
— Il n’est pas de la famille.
— Il vit pratiquement chez nous !
— Vous n’êtes pas mariés, que je sache. Si tu l’étais, ce serait peut-être différent. »
Consciente que sa position n’était pas favorable, Caris modifia son angle d’attaque. « Vous avez toujours eu une dent contre Merthin. Pourtant il est bien meilleur constructeur qu’Elfric, tout le monde le sait. »
Révoltée par ce qu’elle entendait, Alice se jeta dans le débat. « C’est Elfric qui lui a tout appris et, maintenant, il fait semblant d’en savoir plus que lui. »
Ce coup bas eut le don d’exaspérer Caris. « Qui a construit le bac ? dit-elle en élevant le ton. Qui a réparé le toit de Saint-Marc ?
— Merthin travaillait pour Elfric quand il a construit le bac. Quant à Saint-Marc, personne ne s’est adressé à Elfric pour lui demander de réparer le toit.
— Et pourquoi ça ? Parce qu’il n’aurait pas su régler le problème !
— Je vous en prie, intervint Godwyn en étendant les mains devant lui en un geste d’apaisement. Nous sommes tous de la même famille, certes, mais je suis le prieur d’un monastère et vous vous trouvez dans une cathédrale. Je ne veux pas être pris à parti en public par des femmes.
— C’est exactement ce que je m’apprêtais à vous dire, lança Edmond en entrant dans le cercle : baissez le ton !
— Vous pourriez au moins soutenir votre gendre ! » riposta Alice sur un ton accusateur.
Caris dévisagea sa sœur. À vingt et un ans, la moitié de l’âge de Pétronille, Alice avait déjà son air pincé et réprobateur. Elle s’empâtait aussi. Son corsage ressemblait à une voile gonflée par le vent.
Edmond la regarda sévèrement. « Cette décision ne sera pas prise sur la base des liens familiaux, ma fille ! Le fait qu’Elfric soit ton époux ne fera pas mieux tenir le pont debout. »
En affaires, il avait des opinions très arrêtées. Combien de fois n’avait-il pas dit à Caris qu’il ne fallait jamais se fonder sur l’amitié ou la parenté, mais s’adresser au fournisseur le plus digne de confiance et engager le meilleur ouvrier pour effectuer la tâche requise. L’homme qui a besoin d’acolytes fidèles pour agir n’a pas vraiment confiance en lui, avait-il coutume de répéter. Et s’il n’a pas confiance en lui, pourquoi devrais-je lui faire confiance ?
« Dans ce cas, sur quelles bases s’établira le choix ? intervint Pétronille. Tu as une idée sur la question, évidemment, dit-elle en accompagnant ses paroles d’un regard rusé.
— Le prieuré et la guilde ne considéreront pas seulement les projets d’Elfric et de Merthin, mais tous ceux qui seront proposés, répondit Edmond sur un ton sans réplique. Tous les projets devront être assortis de plans et de devis, et les devis vérifiés par d’autres constructeurs.
— On n’a jamais vu ça ! marmonna Alice. On se croirait à un concours de tir à l’arc. Elfric est le constructeur attitré du prieuré, c’est lui qui doit effectuer ce travail ! »
Son père ne releva même pas. « En dernier ressort, les auteurs des projets seront interrogés par les notables de la ville au cours d’une réunion de la guilde de la paroisse. » Il regarda Godwyn. Comprenant à son air faussement dégagé qu’il lui déplaisait de se voir dépossédé de son droit de décision, Edmond ajouta : « À la suite de quoi le prieur Godwyn rendra son verdict. »
*
La réunion eut lieu dans la halle de la guilde, tout en haut de la grand-rue. C’était un bâtiment de bois édifié sur une base en pierre, avec un toit de tuiles surmonté de deux hautes cheminées de pierre également. Le sous-sol abritait une imposante cuisine où étaient préparés les banquets, ainsi qu’une salle de police et une prison. Située à l’étage noble et flanquée d’une chapelle, la salle d’apparat était aussi vaste qu’une église puisqu’elle mesurait cent pieds de long sur trente de large. Du fait de sa largeur, mais aussi de la difficulté à trouver à bon prix les pièces de bois nécessaires à la fabrication d’une charpente de cette taille, on l’avait divisée en deux par une rangée de piliers de bois sur lesquels reposaient les solives.
Ce n’était pas un édifice élevé à la gloire de quelqu’un, mais un bâtiment sans prétention, construit avec les mêmes matériaux que les habitations les plus modestes. Comme Edmond aimait à le rappeler, les gens d’ici avaient employé leur argent à faire bâtir la cathédrale de pierre blanche, splendide et majestueuse, et fabriquer ses vitraux. Son absence d’ostentation donnait à la halle de la guilde un côté confortable. Il y avait des tapisseries aux murs, des vitres aux fenêtres et deux cheminées monumentales qui chauffaient agréablement la salle en hiver. En période de prospérité, les plats servis ici étaient dignes de la table d’un roi.
La guilde de la paroisse avait été fondée des siècles auparavant, alors que Kingsbridge n’était encore qu’une petite bourgade. Plusieurs marchands s’étaient réunis pour rassembler les fonds nécessaires à l’achat d’ornements destinés à la cathédrale. Mais quand des hommes fortunés mangent et boivent de concert, ils en viennent inévitablement à parler de leurs soucis communs. Et les débats visant à lever des fonds s’étaient bientôt transformés en discussions politiques. Dès les origines, la guilde avait été dominée par les négociants en laine, voilà pourquoi une monumentale balance à double plateau et un exemplaire du sac de laine en usage à Kingsbridge – d’un poids de trois cent soixante-quatre livres – trônaient à un bout de la halle.
Au fil des siècles, à mesure que Kingsbridge se développait, d’autres guildes s’étaient constituées autour des différents métiers. Il y avait ainsi la guilde des charpentiers, celles des maçons, des brasseurs, des orfèvres. Leurs membres les plus éminents appartenaient également à la guilde de la paroisse, qui gardait ainsi la suprématie sur les autres. Kingsbridge ne possédait pas de guilde des marchands proprement dite, car la cité était soumise à l’autorité du prieuré qui en avait interdit la création. C’était la guilde de la paroisse qui en tenait lieu, mais elle était loin de posséder la puissance des véritables guildes de marchands qui, elles, régentaient maints aspects de la vie de la cité dans la plupart des villes anglaises.
À défaut d’avoir assisté à une réunion ou à un banquet de la guilde, Merthin en connaissait les locaux pour y être venu en différentes occasions. Il aimait à étudier le savant agencement des poutres et des solives formant la charpente. Il en avait tiré l’enseignement qu’un petit nombre de piliers élancés suffisait à supporter le poids d’un toit aussi vaste. Il comprenait à quoi servait la plupart des éléments présents, à l’exception d’une ou deux pièces de bois qui lui paraissaient superflues, voire nuisibles à l’ensemble, en ce sens qu’elles transféraient le poids général sur des zones moins solides. Le fait était que personne ne savait vraiment pourquoi les bâtiments tenaient debout. Les bâtisseurs s’en remettaient à leur instinct et à leur expérience, et il leur arrivait parfois de se tromper.
Ce soir-là, Merthin était bien trop inquiet pour apprécier le boisage. La guilde devait rendre son jugement sur son projet de pont. Projet bien supérieur à celui d’Elfric, estimait-il, mais sauraient-ils le voir ?
Elfric avait eu l’avantage d’utiliser la planche à dessin. Merthin aurait pu demander à Godwyn la permission de s’en servir aussi, mais il avait préféré imaginer une autre solution de crainte qu’Elfric ne sabote ses plans. Il avait tendu un grand morceau de parchemin sur un châssis de bois et dessiné ses plans à la plume. Ce soir, ce désavantage pourrait bien tourner à son profit, car il avait apporté ses plans avec lui. Les membres les auraient sous les yeux au moment de rendre leur verdict alors qu’ils n’auraient qu’un souvenir plus ou moins précis du projet d’Elfric.
Il installa ses schémas à l’entrée de la halle sur un chevalet à trois pieds qu’il avait spécialement conçu dans ce but. En arrivant à la réunion, tout le monde s’arrêta pour les examiner. Les membres de la guilde les avaient déjà eus sous les yeux au moins une fois au cours des derniers jours, de même qu’ils avaient étudié les plans d’Elfric, escaladant tout exprès l’escalier en spirale menant à la loge des maçons. La plupart d’entre eux préféraient son projet, Merthin en était convaincu, même s’ils avaient gardé leur opinion pour eux, ayant scrupule à soutenir le projet d’un jeune sans expérience contre celui d’un homme qui avait fait ses preuves.
Dans la halle, le niveau sonore s’élevait à mesure qu’affluait un public composé d’hommes principalement. Pour l’occasion, chacun s’était paré de ses plus beaux atours comme pour aller à l’église. Les hommes portaient de coûteux manteaux de laine, malgré la douceur du temps, et les femmes leurs coiffes les plus belles. Déblatérer sur l’infériorité des femmes en général et le peu de confiance qu’il convenait d’accorder à leur propos était monnaie courante, et la gent masculine réunie en ce lieu ne faisait pas exception à la règle, bien que l’on trouve plusieurs femmes parmi les citoyens les plus riches et les plus influents de Kingsbridge. On reconnaissait mère Cécilia, assise au premier rang à côté de son assistante, une religieuse connue sous le nom de « la vieille Julie ». Caris était là elle aussi, naturellement, puisqu’elle était le bras droit d’Edmond, ce dont personne en ville ne doutait plus. Mais d’autres femmes, telles Betty la Boulangère, la commerçante la plus prospère de la ville, ou encore Sarah Tavernier qui dirigeait l’auberge du Buisson depuis la mort de son mari, étaient présentes en leur qualité de membres à part entière de la guilde. Il était fréquent qu’une veuve reprenne l’affaire de son époux. L’empêcher de gagner sa vie aurait été malvenu et cruel. Il était bien plus simple de l’admettre au sein d’une guilde qui comptait également un certain nombre de prêtres et de moines parmi ses membres, car l’obligation d’appartenir à la guilde pour être autorisé à commercer à Kingsbridge les concernait aussi. Quant aux personnes étrangères à la ville, elles ne pouvaient commercer que les jours de marché.
Caris prit place sur le banc à côté de Merthin, et celui-ci ne put retenir un frisson de désir dès qu’il sentit la chaleur de sa cuisse contre la sienne.
En temps ordinaire, Edmond présidait la séance du haut d’une grande cathèdre en bois. Aujourd’hui, un autre siège était placé près du sien. À l’arrivée du prieur Godwyn, Edmond se leva et l’invita à le rejoindre sur l’estrade. Le prieur s’était fait accompagner de tous les moines qui avaient des responsabilités au monastère. Merthin se réjouit de constater que Thomas était du nombre. Philémon aussi. En apercevant sa longue silhouette efflanquée, Merthin s’interrogea sur les raisons qui avaient pu pousser Godwyn à le prier d’assister à cette réunion.
L’air chagrin de Godwyn n’avait pas échappé à Edmond, et celui-ci, dans son discours, veilla à souligner que le prieur était responsable du pont et que le choix final lui revenait d’office. Cependant, tout un chacun avait parfaitement compris qu’Edmond lui avait de fait arraché ce droit en convoquant lui-même cette réunion, et que si les marchands parvenaient ce soir à un accord, Godwyn aurait d’autant plus de mal à s’opposer à leur volonté clairement exprimée que la question traitait de commerce et non de religion. Edmond invita Godwyn à ouvrir les débats par une prière. Godwyn acquiesça. Mais à la façon dont il pinçait le nez, comme s’il respirait une mauvaise odeur, chacun put se convaincre qu’il n’était pas dupe.
Edmond déclara : « Les estimations du coût des deux projets en compétition ont été effectuées selon des méthodes identiques.
— Forcément, s’exclama Elfric, puisque c’est moi qui les ai enseignées à Merthin ! »
Un rire se propagea parmi les artisans les plus âgés. Rire bien compréhensible, car il existait maintes formules pour évaluer un prix, selon qu’il s’agissait d’un pied carré de mur, d’une mesure de liquide, d’une longueur de toit ou d’une maçonnerie plus compliquée, telle une arche ou une voûte. Les méthodes de calcul étaient en gros similaires, mais chaque bâtisseur y apportait des variantes personnelles. Estimer le coût de ce pont n’avait pas été facile, mais cela aurait été encore plus compliqué s’il s’était agi d’une église.
Edmond reprit : « Les deux hommes en compétition ont eu la possibilité de vérifier mutuellement leurs devis. Il n’y a donc pas de place pour la dispute.
— On le sait bien, que les constructeurs pratiquent tous un surcoût identique ! » lança Édouard le Boucher, et sa remarque lui valut un grand rire de l’assistance. Il était populaire auprès des hommes pour son esprit délié, et auprès des femmes pour sa prestance et ses regards appuyés. Son épouse, en revanche, lui tenait grief de ses nombreuses infidélités. Récemment, elle s’était jetée sur lui armée d’un grand couteau, comme en témoignait le bandage qu’il portait au bras gauche.
« Le devis d’Elfric se monte à deux cent quatre-vingt-cinq livres, reprit Edmond lorsque le calme fut revenu. Celui de Merthin à trois cent sept. Soit une différence de vingt-deux livres, comme la plupart d’entre vous l’auront établi plus vite que je n’y suis parvenu moi-même. » Un léger brouhaha accueillit sa remarque, Edmond faisant l’objet de fréquentes taquineries pour son obstination à utiliser les anciens chiffres latins. Il était de notoriété publique qu’il demandait souvent à Caris de s’occuper des comptes, incapable qu’il était de s’habituer aux chiffres arabes récemment introduits en Angleterre et qui facilitaient tant les calculs.
« Vingt-deux livres, c’est une somme ! » déclara une voix qui ne s’était pas encore fait entendre. Elle émanait de Bill Watkin, le constructeur qui avait refusé d’engager Merthin, reconnaissable à sa calvitie qui évoquait une tonsure de moine.
« Oui, objecta Dick le Brasseur, grand amateur de la bière qu’il produisait, comme en témoignait son tour de taille de femme enceinte. Mais le pont de Merthin est deux fois plus large. On pourrait donc s’attendre à ce qu’il coûte le double, or ce n’est pas le cas. J’imagine que c’est dû à sa conception, qui est à l’évidence plus rationnelle. »
À quoi Bill rétorqua : « Combien de jours par an avons-nous besoin d’un pont assez large pour que deux chariots puissent s’y croiser ?
— Tous les jours de marché et aussi pendant toute la semaine de la foire à la laine.
— Pas vraiment, chicana Bill. En fait, une heure le matin et deux ou trois dans la soirée.
— L’autre jour, j’ai perdu deux heures à attendre avant de pouvoir passer avec ma charrette remplie d’orge.
— Tu aurais dû avoir le bon sens de te faire livrer ton orge un jour de moindre affluence !
— Mais je livre, moi aussi. Et tous les jours ! » riposta Dick, qui était le plus grand brasseur du comté. Il possédait un alambic en cuivre colossal dans lequel il pouvait faire bouillir cinq cents gallons de cru. D’où le nom de « Cuivre » qu’il avait donné à sa taverne.
Edmond interrompit la joute. « Il y a des problèmes bien plus graves que ceux liés à la perte de temps pour franchir le pont. Notamment le désintérêt de certains commerçants qui nous préfèrent la foire de Shiring, où il n’y a pas de pont et donc aucune attente. Une attente que certains mettent à profit en concluant directement leurs affaires sur place. Et ils s’en retournent chez eux sans même entrer dans la ville, s’économisant ainsi le péage du pont et les taxes du marché. C’est une pratique illégale, certes, mais nous n’avons jamais réussi à la stopper malgré tous nos efforts. Enfin, il y a l’image que nous donnons de nous-mêmes. Pour l’heure, nous sommes la ville dont le pont s’est effondré. Nous devons absolument changer cette impression si nous voulons récupérer les affaires que nous sommes en train de perdre. Pour ma part, j’aimerais que notre ville devienne célèbre dans toute l’Angleterre pour être celle qui possède le plus beau pont du pays. »
Connaissant l’immense influence dont jouissait Edmond, Merthin commençait à se dire que la victoire était proche.
Une femme obèse d’une quarantaine d’années se leva. Elle avait pour nom Betty la Boulangère. Désignant le plan de Merthin, elle demanda : « Qu’est-ce que c’est, cette pointe au milieu du parapet qui surplombe l’eau à hauteur de la pile ? Cela ressemble à une plate-forme de guet. C’est pour les pêcheurs ? » La salle s’esclaffa.
« C’est un refuge pour les piétons, expliqua Merthin. Si vous traversez le pont à pied et que le comte de Shiring arrive soudain avec vingt écuyers à cheval, vous avez un endroit où reculer.
— Espérons seulement que ce refuge pourra t’accueillir tout entière, Betty ! » lança Édouard le Boucher.
Les rires repartirent de plus belle. Mais Betty n’en avait cure, ayant d’autres questions à poser. « Pourquoi le pilier en dessous de cette saillie est-il pointu sur toute sa longueur, de haut en bas jusqu’à l’eau ? Sur le plan d’Elfric, les piliers sont arrondis.
— C’est pour dévier la course des débris qui flottent sur l’eau. Prenez n’importe quel pont : vous verrez qu’ils ont tous des piles ébréchées ou fendues. À votre avis, qu’est-ce qui les endommage ? À coup sûr les grands morceaux de bois, troncs d’arbre ou poutres provenant de bâtiments démolis, qui flottent sur l’eau et viennent heurter les piles au moment de passer sous le pont.
— Ou Ian le Batelier, quand il a un verre dans le nez ! Dit Édouard.
— Barques ou débris, ils endommageront moins des piliers en pointe comme les miens. Ceux d’Elfric en revanche subiront l’impact de plein fouet.
— Mes murs sont trop solides pour être abattus par un peu de bois, riposta celui-ci.
— Au contraire, rétorqua Merthin. Vos arches étant plus étroites que les miennes, la vitesse de l’eau s’en trouvera accélérée. Les débris heurteront les piliers avec plus de force et les endommageront davantage. »
À la mine qu’il fit, il était clair qu’Elfric n’avait même pas réfléchi à cet aspect de la question. Mais l’assistance n’était pas composée que de constructeurs. Comment pouvait-elle distinguer les bons éléments de ceux qui ne l’étaient pas ?
À la base de chacun de ses piliers, Merthin avait dessiné un tas de grosses pierres. Ce système de prévention, connu des constructeurs sous le nom d’enrochement, avait pour but d’empêcher le courant d’user les piliers comme il l’avait fait avec ceux du vieux pont de bois. Comme personne ne l’interrogeait à ce sujet, Merthin garda pour lui ses explications.
Betty n’en avait pas fini avec ses questions. « Pourquoi ton pont est-il si long ? Celui d’Elfric commence au bord de l’eau. Le tien plusieurs pieds sur la terre ferme. N’est-ce pas là une dépense superflue ?
— Mon pont est pourvu d’une rampe d’accès à chaque bout, répondit Merthin. Pour qu’on puisse passer du pont à la terre ferme sans patauger dans le marécage du bord de l’eau. Ainsi, il n’y aura plus de charrettes embourbées bloquant la voie pendant toute une heure.
— Ce serait moins cher de faire une route pavée », dit Elfric sur un ton qui cachait mal son dépit.
C’est alors que Bill Watkin intervint : « Plus j’écoute ces deux là discuter, moins j’arrive à me faire une idée de ce qui est bien et de ce qui ne l’est pas. Et je suis constructeur ! Je me demande comment peuvent s’y retrouver ceux qui ne sont pas du métier ! » Un murmure d’assentiment accueillit ses paroles. « C’est pourquoi, reprit-il, je trouve que nous devrions considérer les hommes qui se présentent devant nous et non leurs projets. »
C’était exactement ce qu’avait craint Merthin et c’est avec angoisse qu’il écouta la suite.
« Lequel de ces deux hommes vous est le mieux connu ? Sur qui êtes-vous certain de pouvoir vous reposer ? Voilà ce que vous devez vous demander. D’un côté, nous avons Elfric qui est constructeur chez nous depuis qu’il est tout jeune, depuis plus de vingt ans. Nous avons sous les yeux les maisons qu’il a bâties, nous constatons qu’elles tiennent toujours debout. Nous pouvons aussi examiner les réparations qu’il a faites dans la cathédrale. De l’autre côté, nous avons Merthin, un jeune homme à coup sûr intelligent mais un peu risque-tout. Et qui n’a pas achevé son apprentissage ! Qu’a-t-il à son actif pour nous prouver qu’il a les reins assez solides pour prendre en charge le plus grand projet de construction que notre ville ait connu depuis la construction de la cathédrale ? Pas grand-chose ! Personnellement, je sais en qui je place ma confiance. » Il se rassit.
Plusieurs hommes dans l’assistance exprimèrent leur approbation. Les projets n’entreraient pas en ligne de compte, se lamenta Merthin intérieurement. La décision serait prise sur la seule base des deux personnalités en compétition. C’était d’une injustice exaspérante.
Puis frère Thomas prit la parole. « Quelqu’un à Kingsbridge a-t-il déjà participé à un projet impliquant la construction d’un ouvrage sous l’eau ? »
La réponse était non. Merthin sentit renaître son espoir. Thomas enchaînait : « Je voudrais savoir comment les concurrents envisagent de régler ce problème. »
Merthin avait une solution toute prête. Cependant, il ne souhaitait pas répondre le premier, de crainte qu’Elfric ne reprenne ses idées à son compte. Il serra les lèvres, espérant que Thomas, qui venait toujours à sa rescousse, percevrait le message.
Et de fait, Thomas comprit l’avertissement. « Maître Elfric, dit-il, quelle solution proposez-vous ?
— Ce n’est pas aussi compliqué qu’il y paraît, répondit le bâtisseur. Il suffit de faire tomber des blocs de pierre dans la rivière à l’endroit où l’on veut implanter le pilier. Ils s’amassent au fond. Quand le tas finit par émerger de l’eau, on s’en sert comme d’un socle pour édifier le pilier. »
Comme Merthin s’y attendait, Elfric avait proposé la solution la moins élaborée pour régler cette question. « Cette méthode présente deux défauts, affirma-t-il quand la parole lui fut donnée. Le premier, c’est qu’un amas de rochers n’est pas plus stable sous l’eau qu’il ne l’est sur la terre. Le temps passant, il se déplacera ; il perdra de la hauteur, et le pont avec lui. Ce n’est pas gênant pour un pont destiné à ne tenir que quelques années. Mais à mon avis, dans le cas présent, mieux vaut réfléchir à long terme. »
Le marmonnement qui lui parvint semblait indiquer que le public partageait ses vues.
« Le second défaut, enchaîna-t-il, c’est la pile. Sous l’eau, elle aura tendance à pencher, réduisant l’espace laissé aux bateaux. Dans le projet d’Elfric, les arches sont étroites. Je ne sais pas comment passeront les bateaux à grand tirant d’eau lorsque le niveau de l’eau sera au plus bas.
— Qu’est-ce que tu proposes à la place ? »
Merthin réprima un sourire. Elfric venait de faire exactement ce qu’il attendait : admettre qu’il n’avait pas d’autre solution que celle qu’il avait proposée. « Je vais vous le dire. » Et dans son for intérieur il ajouta : « Et vous prouver à tous que j’en sais plus que ce crétin qui a osé briser mon vantail en mille morceaux. » Il promena les yeux sur la salle. L’auditoire était pendu à ses lèvres. Tout dépendait de ce qu’il allait leur dire maintenant. Il prit une longue inspiration.
« À l’endroit où je veux édifier mon pilier, je commencerai par enfoncer un long pieu effilé au bout dans le lit de la rivière. Après quoi, j’en enfoncerai un second bord à bord et ainsi de suite jusqu’à former un anneau de pieux.
— Un anneau de pieux ? railla Elfric. Ça n’empêchera pas l’eau d’entrer. »
Étant celui qui avait posé la question, frère Thomas se permit d’intervenir : « Ayez la bonté de l’écouter, je vous prie, comme il vous a écouté quand vous parliez. »
Merthin reprit : « Après cela, je ferai un second anneau de pieux à l’intérieur du premier en laissant entre les deux un espace d’un demi-pied. » L’assistance à présent était tout ouïe.
« Qui ne sera pas plus imperméable que le premier ! Fit remarquer Elfric.
— Suffit, Elfric ! lui signifia Edmond. Ça devient intéressant. »
Merthin poursuivit : « Ensuite, je verserai un mortier à base d’argile dans l’espace séparant les deux anneaux. Comme il est plus lourd, le mortier refoulera l’eau hors des anneaux et bouchera les fentes entre les pieux, faisant de cet espace vide un barrage imperméable à l’eau. Ce système s’appelle un batardeau. »
L’auditoire demeurait figé dans le silence.
« En dernier lieu, j’écoperai à l’aide d’un seau toute l’eau à l’intérieur du petit anneau, et cela jusqu’à ce que le fond de la rivière soit mis à nu. Et alors, je construirai un socle en pierre en scellant les blocs avec du mortier. »
Elfric était stupéfié. Edmond et Godwyn avaient les yeux fixés sur Merthin.
« Je vous remercie tous les deux, dit Thomas. La dernière explication me facilite la tâche pour ce qui est de prendre une décision. Mais je ne parle qu’en mon nom.
— Je partage cet avis », dit Edmond.
*
Que Godwyn préfère le projet d’Elfric étonna grandement Caris. Certes choisir pour constructeur un artisan confirmé était a priori plus raisonnable. Mais comme son cousin se prétendait favorable aux réformes, elle avait supposé qu’il s’enthousiasmerait pour les idées intelligentes et novatrices de Merthin. Et voilà qu’il avait apporté son soutien au projet le moins original.
Heureusement, Edmond avait réussi à déjouer ses manœuvres. Finalement, Kingsbridge aurait un pont de toute beauté, construit selon des plans intelligents et sur lequel deux chariots se croiseraient aisément.
Toutefois, l’ardeur déployée par Godwyn pour en confier la construction à un flagorneur dénué d’imagination plutôt qu’à un homme intrépide et débordant de talent augurait mal de l’avenir. Le fait qu’il ne supporte pas l’échec ne laissait pas davantage présager des jours heureux. Lorsqu’il était enfant, Pétronille le laissait toujours gagner aux échecs pour lui donner confiance en soi. Mais le jour où il s’était mesuré à son oncle Edmond et avait été battu par deux fois, il avait boudé et refusé de disputer une troisième partie. C’était avec une expression identique qu’il avait quitté la halle de la guilde après le vote sur les projets. Le problème n’était pas tant sa préférence pour celui d’Elfric que son dépit de voir la décision finale prise par les marchands et non par lui. Voilà pourquoi le lendemain, en accompagnant son père chez Godwyn, Caris s’attendait déjà à des ennuis.
Le prieur les salua fraîchement et ne leur offrit rien à boire. À son habitude, Edmond fit comme s’il ne remarquait rien. « Je veux que Merthin commence le travail sur le pont immédiatement, dit-il en s’asseyant à la table de la grande salle du rez-de-chaussée. Les engagements financiers récoltés auprès de nos concitoyens s’élèvent à la somme totale du devis présenté par Merthin et...
— Auprès de qui exactement ? le coupa Godwyn.
— Des marchands les plus riches de la ville. »
Comme Godwyn continuait à le regarder d’un air interrogateur, Edmond haussa les épaules et ajouta : « Betty la Boulangère donnera cinquante livres, Dick le Brasseur quatre-vingts, moi-même soixante-dix et onze autres personnes s’engagent à verser dix livres chacune.
— J’ignorais que nos concitoyens étaient aussi riches ! s’exclama Godwyn, à la fois abasourdi et jaloux. Assurément, le Seigneur vous prodigue ses bontés !
— Il est assez bon pour récompenser des gens qui n’ont pas ménagé leur peine tout au long de leur vie, précisa Edmond.
— Sans aucun doute.
— Je dois leur donner l’assurance que cet argent leur sera bien remboursé. Quand le pont sera construit, les nouveaux péages seront versés à la guilde de la paroisse, qui s’en servira pour rembourser les prêts. Quant aux pennies versés par les piétons, je pense qu’ils devraient être aussi perçus par un serviteur de la guilde.
— Je n’ai jamais signifié mon accord sur ce point, laissa tomber Godwyn.
— Je sais, c’est pourquoi je l’évoque maintenant.
— Je veux dire que je n’ai jamais donné mon accord pour que la guilde perçoive les péages.
— Quoi ? »
Caris dévisagea son cousin, sidérée. Non seulement il avait clairement exprimé son assentiment à son père et à elle-même, mais il avait également assuré que frère Thomas...
« Mais, s’écria-t-elle, tu as pris l’engagement que frère Thomas construirait le pont s’il était élu prieur. Quand il s’est désisté et que tu as présenté ta candidature, nous avons supposé tout naturellement...
— Exactement ! lâcha Godwyn. Vous avez supposé...» Un sourire de triomphe apparut sur ses lèvres.
« Ce ne sont pas des façons, Godwyn ! éructa Edmond au bord de l’apoplexie, la voix tremblant d’une émotion difficilement contenue. Tu étais parfaitement au courant de ce que sous-entendait cet engagement !
— Non, je n’en avais aucune idée et je vous prie de m’appeler père prieur ! »
Edmond haussa le ton : « Nous voici revenus à la situation d’il y a trois mois, quand Anthony était à ta place ! Sauf qu’à présent, au lieu d’un mauvais pont, nous n’avons pas de pont du tout. Mais ne va pas imaginer qu’il sera construit sans qu’il ne t’en coûte un sou ! Les habitants de la ville peuvent prêter au prieuré l’épargne de toute leur vie s’ils sont assurés de toucher les revenus du péage, mais ils te ne donneront rien sans une contrepartie... père prieur !
— Dans ce cas-là, ils devront se débrouiller sans pont ! Il n’est pas question que je dessaisisse le monastère d’un droit qu’il détient depuis des siècles au lendemain même de mon élection !
— Mais ce n’est que provisoire ! explosa Edmond. Et si tu ne le fais pas, personne ne touchera de péage pour la bonne raison qu’il n’y aura pas de pont ! »
Caris contenait sa fureur, essayant d’imaginer les intentions de Godwyn. Assurément, il se vengeait de son humiliation de la veille, mais pas seulement. « Qu’est-ce que tu veux, au juste ? » demanda-t-elle à son cousin.
Edmond parut étonné par sa question, mais il se tut. S’il venait avec elle aux réunions difficiles, c’était parce qu’elle voyait souvent des choses qu’il ne voyait pas et qu’elle posait des questions qu’il ne songeait pas à poser.
« Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répondit Godwyn.
— Tu nous prends au dépourvu. Très bien. Nous reconnaissons que nous avons anticipé des choses sans en avoir reçu la garantie. Mais quel est ton but, exactement ? Faire de nous des imbéciles aux yeux de la population ?
— C’est vous qui avez demandé à me voir, pas moi !
— Ce n’est pas une façon de t’adresser à ton oncle et à ta cousine ! éclata Edmond.
— Un instant, papa ! intervint Caris, persuadée que Godwyn cachait un projet dont il ne révélerait rien, mais qu’elle était déterminée à découvrir. Laissez-moi réfléchir. »
Godwyn espérait forcément que ce pont serait construit, l’inverse n’aurait pas de sens. Cette excuse à propos de droits séculaires n’était que rhétorique, le genre de discours pompeux qu’on enseignait sans doute aux étudiants d’Oxford. Que voulait-il, au fond ? Briser la résistance de son oncle, l’obliger à accepter le projet d’Elfric ? Non, probablement pas. Certes, il se vengeait du fait qu’Edmond l’ait évincé et se soit permis de faire appel à l’opinion de la guilde. Néanmoins, il n’était pas bête au point de ne pas voir que le projet de Merthin offrait deux fois plus d’avantages que celui d’Elfric pour un coût à peine plus élevé. La question était donc : quel mobile cachait-il ?
Peut-être cherchait-il seulement à tirer un meilleur bénéfice de l’accord conclu ?
Il avait dû étudier sérieusement les finances du prieuré. S’étant plaint pendant des années de l’inefficacité d’Anthony, il devait démontrer à tous qu’il était un meilleur gestionnaire. Et ce n’était peut-être pas aussi facile qu’il l’avait imaginé lorsqu’il n’était pas au courant des problèmes. Peut-être aussi n’était-il pas aussi malin qu’il le pensait en matière de finances et d’administration. Pris à la gorge, il voulait à la fois toucher les péages et voir le pont réalisé. Comment comptait-il y parvenir ?
Elle dit : « Quelle offre pourrions-nous te faire pour que tu changes d’avis ?
— Construire le pont sans toucher aux péages », répondit-il sans l’ombre d’une hésitation.
C’était donc ça ! Elle n’en fut pas étonnée, son cousin avait toujours eu un petit côté sournois. Prise d’une inspiration, elle demanda : « De quel montant parlons-nous, plus précisément ? »
Godwyn lui lança un regard soupçonneux. « Quel besoin as tu de le savoir ?
— Oh, ce n’est pas difficile à calculer ! intervint Edmond. Si l’on excepte les habitants de la ville qui sont dispensés du péage, une centaine de personnes traverse le pont les jours de marché et les chariots payent deux pennies. Naturellement, ils seront beaucoup moins nombreux maintenant qu’il n’y a plus de pont.
— Disons alors dans les cent vingt pennies ou dix shillings par semaine. Ce qui nous fait vingt-six livres par an.
— À cela il faut ajouter la semaine de la foire, précisa Edmond. Environ mille personnes le premier jour, deux cents les jours suivants.
— Ce qui fait deux mille deux cents, plus les chariots. Environ deux mille quatre cents pennies, c’est-à-dire dix livres. Un total de trente-six livres par an. Ça te paraît juste, Godwyn ? conclut Caris en plantant ses yeux dans les siens.
— Oui, reconnut-il de mauvais gré.
— Autrement dit, ce que tu attends de nous, c’est que nous te versions trente-six livres par an.
— Oui.
— C’est impossible ! s’écria Edmond.
— Pas nécessairement, dit Caris. Supposons que le prieuré accorde un bail à la guilde de la paroisse... Un bail à perpétuité sur le pont, plus une acre de terre à chaque bout et l’île au milieu, s’empressa-t-elle d’ajouter. Le tout pour ces trente-six livres par an. Est-ce que cela satisferait le père prieur ?
— Oui. »
À l’évidence, Godwyn croyait obtenir trente-six livres par an pour une chose sans valeur, alors qu’une fois le pont construit, ces terrains acquerraient une valeur inestimable. Il n’avait aucune idée des loyers que rapporterait une parcelle de terrain située à un bout du pont. Et Caris se dit dans son for intérieur que le pire des négociateurs est celui qui se croit plus malin.
Cependant, Edmond émit une objection à ce plan. « Comment la guilde récupérera-t-elle le coût de la construction ?
— Grâce au projet de Merthin, le nombre de personnes et de chariots qui traverseront le pont devrait être en nette augmentation. Théoriquement, il pourrait même doubler. Tous les gains supérieurs à trente-six livres iront à la guilde. On pourrait bâtir des auberges pour les voyageurs, des écuries, des cuisines qui rapporteraient de l’argent en plus du loyer.
— Je ne sais pas, tergiversa Edmond. Ça me paraît bien risqué. »
Un bref instant, Caris en voulut à son père de se mettre à pinailler alors qu’elle proposait une solution brillante. Puis elle comprit à l’éclat particulier de ses yeux qu’il jouait la comédie. Il ne voulait surtout pas que Godwyn devine combien cette idée lui plaisait de crainte qu’il ne veuille renégocier l’affaire à son avantage. C’était un stratagème dont il usait souvent dans ses négociations.
Caris, jouant le jeu, feignit de partager ses craintes. « Je sais, on ne peut jamais être sûr du résultat, reconnut-elle sur un ton moins enthousiaste. Nous risquons gros dans cette affaire. Peut-être même de perdre tout. Mais quelle autre solution avons-nous ? Nous sommes acculés. Sans pont, nous n’aurons plus qu’à fermer boutique. »
Edmond continuait de secouer la tête d’un air dubitatif. « Quoi qu’il en soit, je ne peux prendre aucun accord au nom de la guilde sans en avoir discuté avec les bailleurs de fonds. Je ne sais pas comment ils réagiront quand je leur aurai fait part de cette proposition. Enfin... je ferai mon possible pour les convaincre, ajouta-t-il en regardant Godwyn droit dans les yeux, puisque tu ne nous offres rien de mieux. »
Godwyn n’avait pas vraiment fait de proposition, songea Caris, mais il ne semblait pas s’en rendre compte car il déclara sur un ton ferme : « Je n’ai rien de plus à dire ! »
Et Caris jubila intérieurement : « Bien attrapé, gros malin ! »
*
« C’est plutôt toi, la maligne ! » s’exclama Merthin quand Caris lui raconta l’entretien.
Il était allongé entre ses jambes, la tête sur sa cuisse, et triturait ses poils pubiens. Ils venaient de faire l’amour pour la deuxième fois de leur vie et en avaient tiré une joie plus grande encore. À présent, ils rêvassaient, plongés tous deux dans cet état plaisant des amoureux satisfaits. Et il admirait son talent tandis qu’elle lui détaillait par le menu la négociation avec le prieur.
« Ce bail à perpétuité sur le pont et la terre alentour, c’est inestimable ! Le meilleur, c’est que Godwyn reste persuadé d’avoir remporté la victoire après d’âpres discussions !
— Tout de même, c’est affligeant de constater que les finances du prieuré ne seront pas mieux administrées que du temps de ton oncle Anthony. »
Ils se trouvaient dans la forêt, dans une clairière fréquentée depuis des siècles par les amoureux. Ils étaient protégés des regards indiscrets par des buissons de ronces, et du soleil par une rangée de grands hêtres au pied desquels un petit ruisseau bondissait sur les pierres et s’élargissait pour former une vasque. Ils s’y étaient baignés nus avant de faire l’amour sur l’herbe grasse. Quiconque serait venu à traverser ce bois aurait évité ces fourrés. Ils ne risquaient donc pas d’être aperçus, sauf peut-être par des enfants en quête de mûres. C’était ainsi que Caris avait découvert l’existence de cette clairière, avait-elle appris à Merthin.
D’une voix paresseuse, il disait maintenant : « Pourquoi as-tu demandé à obtenir un bail sur cette île ?
— Je ne sais pas très bien. Il est évident qu’elle n’a pas autant de valeur que les terrains situés à chaque bout du pont. La terre n’y est pas très fertile, mais on pourrait l’améliorer. À la vérité, j’ai pensé que Godwyn n’en ferait pas un argument d’opposition, alors je me suis dit : pourquoi ne pas l’inclure dans le lot ?
— Est-ce que tu succéderas un jour à ton père à la tête de ses affaires de laine ?
— Sûrement pas !
— Tu es bien catégorique. Pourquoi ?
— Ce commerce dépend trop des volontés du roi. Il peut taxer la laine trop facilement. Il vient de décréter un nouvel impôt d’une livre par sac, qui s’ajoute à celui déjà existant de deux tiers de livre. La laine est devenue si chère de nos jours que les Italiens se fournissent désormais dans d’autres pays, en Espagne par exemple.
— Quand même, c’est un bon moyen de gagner sa vie. Qu’est-ce que tu aimerais faire d’autre ? » La conversation commençait à dévier sur un terrain qu’elle ne voulait pas aborder : le mariage.
« Je ne sais pas... Quand j’avais huit ans, je voulais être médecin, confia-t-elle en souriant à ce souvenir. J’étais persuadée que si j’avais étudié la médecine, j’aurais pu sauver ma mère. Tout le monde se moquait de moi. Je ne me rendais pas compte que seuls les hommes ont le droit d’être médecins.
— Tu pourrais devenir guérisseuse, comme Mattie la Sage.
— Je vois d’ici la réaction de Pétronille ! Mère Cécilia considère que mon destin est d’entrer en religion. »
Il rit. « Si elle nous voyait maintenant ! » Il posa les lèvres sur la peau si douce à l’intérieur de ses cuisses.
« Elle aimerait sûrement être à ma place, dit Caris. Tu sais ce qu’on raconte sur les bonnes sœurs.
— Comment cette idée lui est-elle venue ?
— En me voyant m’occuper des blessés, après l’effondrement du pont. Elle pense que j’ai un don naturel pour ça.
— C’est vrai. Moi aussi, je l’ai remarqué.
— J’ai seulement fait ce qu’elle m’ordonnait.
— Oui, mais les malades avaient l’air de se porter mieux dès que tu leur parlais. Et tu les écoutais toujours avant de leur dire ce qu’ils devaient faire. »
Elle passa la main dans les cheveux de Merthin. « Je ne pourrais jamais être bonne sœur. Je t’aime trop.
— Tiens, dit-il en regardant le triangle des poils de Caris qui était d’un roux foncé pailleté d’or. Tu as un grain de beauté ici. À gauche, près de la fente.
— Je sais. Je l’ai depuis que je suis toute petite. Je trouvais ça affreux. J’ai été bien contente quand mes poils ont poussé. Je me disais que mon mari ne le verrait pas. Je n’imaginais pas qu’on puisse examiner cet endroit aussi attentivement.
— Tu n’as pas intérêt à montrer cette marque à frère Murdo. Il te traiterait de sorcière.
— Il pourrait être le dernier homme vivant sur terre qu’il ne la verrait pas !
— En fait, ce défaut te sauve du blasphème.
— Comment ça ?
— Les Arabes considèrent qu’une œuvre d’art doit toujours avoir un petit défaut quelque part. Pour ne pas concurrencer la perfection divine, ce qui serait un sacrilège.
— Comment le sais-tu ?
— C’est un Florentin qui me l’a appris. Dis, tu crois que la guilde de la paroisse sera intéressée par cette île ?
— Pourquoi demandes-tu ça ?
— Parce que j’aimerais bien l’avoir.
— Quatre acres de roche avec des lapins ? Pour en faire quoi, grands dieux ?
— Pour y bâtir un quai et un atelier de construction. La pierre et le bois qui arriveront par le fleuve pourront être déchargés directement sur mon dock. Et quand le pont sera fini, je m’y bâtirai une maison.
— C’est une bonne idée. Mais ils ne te la donneront certainement pas pour rien.
— Ce pourrait être un à-valoir sur mon salaire pour la construction du pont. Pendant deux ans, je pourrais me faire payer un demi-salaire seulement.
— À quatre pennies par jour... l’île te reviendrait à un peu plus de cinq livres. J’imagine que la guilde devrait être heureuse d’obtenir cette somme pour un bout de terre stérile.
— Tu trouves que c’est une bonne idée ?
— Je considère que tu pourrais y construire plusieurs maisons et les louer. Avec un pont, il sera plus facile d’aller et venir de l’île à la ville.
— Oui, dit Merthin d’un air songeur. Il faudra que j’en parle à ton père. »